CHAPITRE ONZE

Le lendemain matin, l’état d’Arthur était stationnaire. Plongé dans un coma profond, il respirait à peine. Toutefois, le simple fait qu’il eût passé la nuit était déjà un signe encourageant ; le médecin, sur mes instances, finit par en convenir. C’était un petit Français tatillon, doté de ridicules moustaches cirées et d’un ventre rebondi, mais qui jouissait d’une bonne réputation dans la colonie européenne de Louxor. De fait, après l’avoir interrogé, je dus admettre qu’il semblait connaître les rudiments de son art. D’un commun accord, nous estimâmes qu’une opération chirurgicale ne s’imposait pas dans l’immédiat ; en effet, la boîte crânienne, quoique fracturée, ne semblait pas comprimer le cerveau. J’en fus, bien sûr, soulagée ; d’un autre côté, il eût été fort intéressant d’assister à une telle opération, que plusieurs civilisations anciennes, y compris les Égyptiens, pratiquaient avec succès.

En bref, nous ne pouvions rien faire pour Arthur, sinon attendre que la nature accomplisse son œuvre. Dans la mesure où l’hôpital le plus proche se trouvait au Caire, c’eût été folie de le transporter.

Lady Baskerville offrit ses services d’ancienne infirmière. Elle était la personne toute désignée pour assumer cette responsabilité, mais Mary se montra tout aussi déterminée à soigner le jeune homme, et le débat tourna rapidement à l’aigre. Convoqué pour arbitrer le conflit, Emerson chagrina les deux candidates en annonçant qu’il avait déjà fait appel à une garde-malade professionnelle. Celle-ci, une religieuse appartenant à un ordre missionnaire de Louxor, arriva en temps et en heure. Quoique je n’éprouve aucune sympathie pour les pratiques idolâtres du papisme, la vue de cette femme calme et souriante, vêtue d’une austère robe noire, eut un effet étonnamment réconfortant.

Emerson et moi partîmes ensuite pour la Vallée, car mon mari ne supportait pas de régler son affaire avec les Gournaouis sans avoir jeté au préalable un coup d’œil sur sa tombe bien-aimée. Je peinai à soutenir son allure : il bondissait sur le sentier comme si un retard de quelques secondes pouvait se révéler désastreux. Je finis par le persuader de ralentir le pas, car j’avais plusieurs questions à lui poser. Cependant, avant que j’aie pu ouvrir la bouche, il explosa :

— Nous sommes désespérément à court de main-d’œuvre ! Mary ne nous sera pas d’une grande aide, à soupirer après ce jeune bon à rien.

Le moment semblait judicieux pour aborder le plan que j’avais formé concernant Mr. O’Connell. La réaction d’Emerson fut plus calme que je ne l’avais espéré.

— Si ce jeune……… s’approche à moins de deux mètres, je lui botte le derrière, déclara-t-il.

— Il vous faudra renoncer à cette attitude. Nous avons besoin de lui.

— Absolument pas.

— Bien sûr que si. Tout d’abord, en lui accordant l’exclusivité de nos travaux, nous pourrons exercer un droit de regard sur ce qu’il écrit. De surcroît, nous sommes en manque d’hommes valides. Je m’inclus dans cette catégorie, bien sûr…

— Bien sûr, agréa Emerson.

— Donc, nous manquons d’hommes. Il faudrait quelqu’un pour rester à la maison, auprès des dames. Tous les autres sont nécessaires sur le chantier. O’Connell ne connaît rien aux fouilles, mais c’est un jeune homme astucieux, et je serais soulagée de savoir qu’une personne compétente veille sur la maisonnée. Mary n’est pas incompétente – loin de moi cette pensée – mais, entre son travail à la tombe et son assiduité auprès de sa mère, elle sera déjà bien occupée.

— C’est vrai, admit Emerson.

— Je suis heureuse que vous partagiez mon opinion. Après tout, Armadale peut frapper de nouveau. Peut-être me jugerez-vous trop imaginative, Emerson…

— En effet, Amelia, en effet.

— … mais je me fais du souci pour Mary. Armadale lui a naguère demandé sa main ; peut-être nourrit-il encore une passion illicite. Supposez qu’il décide de l’enlever ?

— En plein désert, sur son beau chameau blanc ? s’enquit Emerson avec un large sourire.

— Votre frivolité m’écœure.

— Amelia, je vous prie de surmonter votre inclination ridicule pour les jeunes amoureux. Si Armadale rôde dans les montagnes, il a d’autres préoccupations que de courtiser une jouvencelle. Toutefois, je rejoins votre précédente remarque. Pourquoi, selon vous, ai-je appelé une infirmière professionnelle ? Le coup administré à Milverton-Baskerville (peste soit de ces gens qui usent de noms d’emprunt !) était destiné à le faire taire définitivement. L’agresseur risque de récidiver.

— Cette idée vous est donc venue ?

— Naturellement. Je ne suis pas encore sénile.

— Ce n’est pas chrétien de votre part d’exposer cette malheureuse nonne aux attentions d’un meurtrier.

— Je ne crois pas qu’il y ait le moindre danger tant que Milverton ne sera pas sorti du coma… si cela doit arriver un jour. Tout de même, votre proposition concernant O’Connell a quelque mérite, et je suis prêt à l’examiner. En revanche, je refuse de parler moi-même à ce diable de journaliste. Vous réglerez les formalités.

— Je le ferai volontiers. J’estime néanmoins que vous êtes un peu dur avec lui.

— Pensez-vous ! Les Égyptiens savaient ce qu’ils faisaient quand ils représentaient Seth, l’équivalent antique de Lucifer, sous les traits d’un homme roux.

Nos ouvriers étaient déjà arrivés au tombeau. Tous, y compris Abdullah et Karl, étaient rassemblés autour de Feisal, le contremaître, qui leur annonçait l’agression contre Arthur. Feisal, le meilleur conteur du groupe, ne lésinait pas sur les effets : il accumulait les gestes furieux et les grimaces expressives.

Nos deux gardes, qui ignoraient jusqu’alors l’événement, avaient oublié leur dignité et écoutaient avec autant d’avidité que les hommes. Les Arabes apprécient grandement les histoires bien contées, et ils écouteront sans se lasser un récit qu’ils connaissent par cœur, surtout s’il est narré par un conteur de talent. Je soupçonnai Feisal d’avoir ajouté quelques fioritures de son cru.

Le groupe se dispersa à la hâte quand Emerson fit irruption sur les lieux. Seuls restèrent Karl et Abdullah, lequel se tourna vers mon mari en se caressant la barbe avec une évidente agitation.

— Est-ce vrai, Emerson ? Ce menteur…

Il désigna d’un geste méprisant Feisal, qui feignait de ne pas écouter :

— … raconterait n’importe quoi pour attirer l’attention.

Emerson se lança dans une description fidèle et détaillée de ce qui s’était passé. À voir les yeux d’Abdullah s’écarquiller et sa main tirailler sa barbe avec une nervosité croissante, il était manifeste que les faits bruts étaient déjà assez troublants.

— Mais c’est terrible, dit Karl. Je dois à la maison aller. Miss Mary est seule…

Je m’employai à le rassurer. La nomination de Mr. O’Connell comme protecteur éventuel de ces dames n’apaisa nullement le jeune Allemand, qui eût continué de réprimander Emerson si celui-ci n’avait coupé court à la discussion.

— Mrs. Emerson me remplacera aujourd’hui, annonça-t-il. Je reviendrai dès que possible. Dans l’intervalle, vous voudrez bien lui obéir comme vous le feriez avec moi.

Sur un regard mélancolique vers les profondeurs de la tombe – le genre de regard qu’un amant eût pu adresser à sa bien-aimée avant de partir à la guerre – il s’éloigna à grandes enjambées, suivi, à mon grand désarroi, d’une petite escorte de journalistes et de curieux qui lui criaient des questions.

Mon mari assiégé finit par arracher, des mains d’un Égyptien surpris, la bride d’un âne. Il sauta sur la bête et piqua des deux. La cavalcade disparut dans un nuage de poussière, le propriétaire furieux de l’animal menant la poursuite.

Je cherchai, en vain, la tête flamboyante de Mr. O’Connell. Je fus surprise de son absence car, avec les sources d’information dont il disposait, il était certainement déjà au courant de la dernière catastrophe et devait brûler de rejoindre Mary. Ce mystère trouva son explication peu après, quand un enfant déguenillé me remit une missive. Je donnai un bakchich au messager et déchiffrai le pli.

« J’espère que vous avez réussi à convaincre le professeur », commençait-il abruptement. « Sinon, il lui faudra m’évincer par la force. Je suis allé à Baskerville House pour être auprès de Mary. »

Bien que déplorant l’impétuosité du jeune homme, je ne pus que respecter la profondeur des sentiments qu’il vouait à sa bien-aimée. De plus, c’était pour moi un soulagement de savoir qu’un homme valide montait la garde. L’esprit en paix – au moins sur ce point-là – je pus tourner mon attention vers la tombe.

La première tâche à l’ordre du jour consistait à photographier le pan de mur que nous avions dégagé la veille au soir. J’avais fait apporter sur le site l’appareil d’Arthur, persuadée que, avec un peu de réflexion, je saurais en maîtriser le fonctionnement. Assistée de Karl, j’installai le matériel. Mr. Vandergelt, qui arriva sur ces entrefaites, apporta également sa contribution. Nous prîmes plusieurs clichés. Cela fait, les hommes reçurent pour mission d’ôter les restes, lesquels incluaient un certain nombre de perles et d’éclats de pierres précieuses qui nous avaient échappé. Il s’avéra alors nécessaire d’évacuer du couloir la grosse dalle qui bloquait le passage. Son apparition à l’extérieur provoqua une bousculade parmi les spectateurs ; deux d’entre eux tombèrent même dans l’escalier et durent être emmenés en ambulance, contusionnés et menaçant d’engager des poursuites judiciaires.

À présent, la voie était libre pour déblayer la blocaille qui restait. Je m’apprêtais à ordonner aux hommes de s’attaquer à cette tâche, quand Abdullah fit opportunément observer que c’était la pause de midi. Je n’étais point hostile à une interruption, d’autant que je commençais à me faire du souci pour Emerson.

Gardez-vous de croire, ô lecteur, que si je n’ai pas exprimé mes craintes, c’est que celles-ci n’existaient pas. Dire que mon mari est impopulaire au sein de la corporation des voleurs de Gourna serait un euphémisme risible. Certains archéologues coopèrent tacitement avec cette engeance, afin d’obtenir la priorité sur les antiquités illicites que ces vauriens exhument ; Emerson, pour sa part, considère qu’un objet arraché à son emplacement d’origine perd une grande partie de sa valeur historique, et qu’il est souvent endommagé par des manipulations maladroites. Mon mari fait valoir que, si les gens refusaient d’acheter des antiquités illégales, les pilleurs n’auraient plus aucune raison de fouiller. Par conséquent, sur le plan économique, il est la bête noire des organisateurs de ce commerce ; et, sur le plan personnel, je pense avoir clairement fait ressortir que le tact n’est pas sa vertu première. Aussi avais-je pleinement conscience du risque qu’il courait en approchant les Gournaouis. Ceux-ci pouvaient fort bien décider, non de céder au chantage, mais de supprimer le maître chanteur.

Ce fut donc avec un intense soulagement que je vis la silhouette familière se diriger vers moi d’un pas énergique, écartant les touristes comme d’autres écrasent des moucherons. Les journalistes suivaient à distance respectueuse. Observant que le reporter du Times clopinait, je souhaitai avec ferveur qu’Emerson n’en fût pas la cause.

— Où est passé l’âne ? m’enquis-je.

— Où en sont les travaux ? demanda-t-il simultanément.

Je dus répondre d’abord à sa question, autrement il n’aurait jamais répondu à la mienne. Pendant que je lui faisais un résumé des activités de la matinée, il s’assit à côté de moi pour prendre une tasse de thé. Profitant de ce qu’il était provisoirement privé de parole par une bouchée de toast, je répétai ma question.

Il regarda autour de lui, interdit.

— Un âne ? Quel âne ? Ah ! oui… Je suppose que son propriétaire l’a récupéré.

— Que s’est-il passé à Gourna ? Avez-vous réussi dans votre mission ?

— Nous devrions pouvoir dégager aujourd’hui le reste de blocaille, dit-il d’un ton songeur. Crénom ! je savais bien que j’avais oublié quelque chose… le remue-ménage de la nuit dernière m’a troublé. Des planches ! Il nous faudra…

— Emerson !

— Il est inutile de crier, Amelia. Je suis assis à côté de vous, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.

— Comment cela s’est-il passé ?

— Quoi donc ? Ah ! oui, dit-il en me voyant saisir mon ombrelle. À Gourna, vous voulez dire ? Ma foi… comme je l’avais prévu. Ali Hassan Abd er-Rassoul – un cousin de Mohammed – s’est montré fort coopératif. Ses amis et lui sont déjà à la recherche d’Armadale.

— Aussi simple que cela ? Allons, Emerson, n’arborez pas cet air de supériorité hautaine, vous savez à quel point cela m’horripile. J’étais malade d’inquiétude.

— Cela prouve que vous n’aviez pas les idées claires, rétorqua Emerson en me donnant sa tasse à remplir. Ali Hassan et ses compères avaient tout intérêt à satisfaire ma requête, abstraction faite des… euh… des questions personnelles que nous avons abordées à notre satisfaction réciproque. J’ai offert une coquette récompense pour la capture d’Armadale. De plus, cette mission leur donne l’occasion de faire en toute légalité ce qu’ils font d’ordinaire en catimini : quadriller les montagnes à la recherche de tombes cachées.

— J’avais pensé à cela, naturellement.

— Naturellement.

Emerson me sourit. Il termina son thé, laissa choir sa tasse (il est presque aussi cruel avec la vaisselle en faïence qu’avec ses chemises) et se leva.

— Bon, au travail ! Où sont-ils tous ?

— Karl dort. Allons, Emerson, ajoutai-je en le voyant froncer les sourcils, vous ne pouvez guère demander à ce jeune homme de veiller toute la nuit et de travailler tout le jour. Vandergelt, lui, est retourné à la maison pour le déjeuner. Il voulait prendre des nouvelles d’Arthur et s’assurer que tout allait bien.

— Il voulait déjeuner dans le confort et profiter des sourires de Lady Baskerville, oui ! glapit-il. Cet homme est un dilettante. Je le soupçonne de vouloir me voler ma tombe.

Je ramassai les débris de la tasse et remballai les reliefs de nourriture.

— Vous soupçonnez tout le monde de ce sombre dessein.

— Hâtez-vous, Amelia, vous avez perdu assez de temps, dit Emerson en s’éloignant.

J’étais sur le point de reprendre mes travaux lorsque je vis approcher Vandergelt. Il avait mis à profit son escapade pour changer de vêtements ; il portait un autre costume de tweed impeccablement coupé, dont il semblait avoir une réserve inépuisable. Appuyée sur mon ombrelle, je le regardai venir vers moi à grandes enjambées. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Malgré ses cheveux grisonnants et son visage buriné, il avait une démarche de jeune homme, et la vigueur de ses bras était remarquable.

En me voyant, il souleva son chapeau avec son habituelle courtoisie.

— J’ai le plaisir de vous annoncer que tout va bien, dit-il.

— Lady Baskerville n’a donc pas encore assassiné Mrs. Berengeria ?

L’Américain me dévisagea d’un air incertain avant de sourire.

— Ah, l’humour anglais ! À vous dire vrai, madame Amelia, lorsque je suis arrivé, ces deux dames se toisaient tels des boxeurs professionnels. J’ai dû jouer les pacificateurs, et je me flatte d’avoir bien fait les choses. J’ai suggéré à Mrs. Berengeria d’intercéder auprès des dieux égyptiens pour qu’ils épargnent la vie du jeune Arthur. Elle a sauté sur cette idée comme un tigre sur sa proie. Quand je suis parti, elle était assise en tailleur au milieu du salon, à psalmodier en faisant des gestes mystiques. Horrible spectacle, en vérité !

— Il n’y a pas de changement dans l’état d’Arthur ?

— Non, mais il tient bon. Dites, madame Amelia, j’ai une petite question à vous poser… Avez-vous vraiment dit à ce chenapan de O’Connell qu’il pouvait s’installer à la maison ? Je l’ai trouvé en train de passer de la pommade à Lady Baskerville tant qu’il pouvait et, quand je lui ai demandé ce qu’il faisait là, il m’a affirmé que vous lui aviez donné la permission.

— Voilà qui ne plaira pas à Lady Baskerville. Croyez-moi, monsieur Vandergelt, je n’avais nullement l’intention d’empiéter sur les prérogatives de notre hôtesse. Eu égard aux circonstances, Emerson et moi avons pensé…

— Compris. D’ailleurs, je dois avouer que je suis soulagé de le savoir auprès de ces dames. C’est un chenapan, mais je pense qu’il sait se servir de ses poings.

— Espérons qu’on n’en arrivera pas là.

— Bon, mettons-nous au travail avant que le professeur ne vienne m’accuser de vous faire les yeux doux. Je reconnais que je suis écartelé entre mes devoirs envers Lady Baskerville et mon intérêt pour la tombe. Je ne voudrais pas manquer pour un empire l’ouverture de la chambre funéraire.

Sur ce dernier point, il était condamné à voir ses espoirs déçus – au moins pour ce jour-là. En fin d’après-midi, les hommes avaient évacué le reste des débris de calcaire et le couloir s’étirait devant nous, complètement dégagé. Les ouvriers se retirèrent alors, afin de laisser la poussière se déposer, et notre quatuor se massa au bord du puits.

Emerson leva une lanterne, dont la lumière voilée sculpta des ombres sinistres sur les visages : Vandergelt, beaucoup plus échevelé mais pas moins excité qu’il ne l’était quatre heures plus tôt ; Karl, les traits fatigués et les yeux bouffis de sommeil ; Emerson, plus alerte et énergique que jamais. Quant à moi, j’avais conscience de ne pas être à mon avantage.

— Il n’est pas bien large, déclara Vandergelt en évaluant les dimensions du puits. Je pense que je pourrais l’enjamber.

— Je pense que vous n’en ferez rien, répliqua Emerson d’un ton dédaigneux. Vous franchiriez sans doute l’espace, mais pour atterrir où ? Le trou fait une trentaine de centimètres de largeur et donne sur un mur lisse.

Avançant au bord de la fosse, il s’allongea à plat ventre, la tête et les épaules au-dessus du vide, et abaissa la lanterne aussi loin que le lui permettait son bras. La flamme vacillante se mit à bleuir. L’air était déjà vicié dans cette partie reculée du couloir, par manque de ventilation, et c’était encore pis dans les profondeurs du puits. Quoique j’eusse suivi l’exemple d’Emerson, je ne pus distinguer que fort peu de détails. Tout en bas, à l’extrême limite du cercle de lumière, un pâle scintillement était visible : toujours ces omniprésents débris de calcaire, dont nous avions déjà évacué du tombeau tant de tonnes.

— Oui, dit Emerson lorsque je lui fis part de cette observation, le puits est en partie comblé. On a laissé vide la moitié supérieure dans l’espoir qu’un éventuel voleur tombe dedans et se rompe les os.

Se relevant, il braqua la lanterne vers le mur du fond. Là, d’une impressionnante dignité, le guide des morts à tête de chacal tendit les mains en un geste d’accueil.

— Amelia, messieurs, voici les hypothèses qui s’offrent à nous, déclara Emerson. À partir d’ici, le couloir est dérobé aux regards : soit il se prolonge derrière cette peinture d’Anubis, soit il se poursuit à un niveau inférieur, auquel on accède par le fond du puits. À l’évidence, nous devrons vérifier chacune de ces deux possibilités. Nous ne pouvons le faire ce soir. Lorsque j’aurai une fidèle copie de la fresque d’Anubis, nous apporterons des planches pour établir une passerelle et nous commencerons à démolir le mur. Pour explorer le puits, il nous faudra des cordes, et il serait sage d’attendre que l’air s’éclaircisse encore un peu. Vous avez vu, comme moi, la couleur bleue de la flamme.

— Zut ! s’exclama Vandergelt. Écoutez, professeur, je vais tenter une reconnaissance ; vous avez ici quelques cordes, je n’aurai qu’à me laisser glisser et…

— Aber nein, intervint Karl, c’est le plus jeune et le plus vigoureux qui doit descendre. Herr Professor, permettez…

— La première personne à descendre sera moi, décréta Emerson d’un ton sans réplique. Et ce sera pour demain matin.

Il me regarda avec insistance. Je souris sans mot dire. Il allait de soi que la personne la plus légère du groupe était toute désignée pour cette tâche, mais nous aurions le loisir d’en discuter plus tard.

Au bout d’un moment, Emerson s’éclaircit la gorge.

— Très bien, nous sommes d’accord. Je propose que nous arrêtions pour aujourd’hui et que nous reprenions demain de bonne heure. J’ai hâte de savoir comment la situation se présente à la maison.

— Et qui sera de garde cette nuit ? demanda Vandergelt.

— Peabody et moi.

— Peabody ? Qui est… ? Ah ! oui. Dites voir, professeur, vous jouez franc jeu avec moi, au moins ? Ce ne serait pas honnête que vous commenciez le travail cette nuit, Mrs. Amelia et vous.

— Puis-je vous rappeler que je suis le chef de cette expédition ?

Lorsqu’il parle sur ce ton-là, Emerson a rarement besoin de se répéter. Vandergelt, en dépit de sa forte personnalité, reconnut plus fort que lui et se tint coi.

Toutefois, il ne nous lâcha pas d’une semelle pendant le trajet de retour, si bien qu’il me fut impossible de parler en privé avec mon mari, comme j’en avais nourri l’espoir. Mon cœur avait bondi d’exaltation quand Emerson m’avait désignée pour monter la garde avec lui, et cette décision m’avait confortée dans mon intuition qu’il n’entendait point se borner à veiller. À qui pouvait-il se fier autant qu’à moi, sa partenaire conjugale et professionnelle ?

Sa décision d’arrêter tôt le travail se justifiait pleinement : tant qu’il y aurait de la lumière – celle du soleil ou celle de la lune – la tombe ne risquerait rien.

Les vampires de Gourna, comme toutes les malfaisantes créatures de la nuit, n’agissaient que dans les ténèbres. Lorsque la lune disparaîtrait derrière les collines, alors commencerait le danger ; et d’ici là, peut-être, nous aurions percé le secret du pharaon.

Bien que cette pensée excitât au plus haut point mon âme d’archéologue, n’allez pas croire que je négligeai pour autant mes devoirs. Je me rendis d’abord dans la chambre où gisait Arthur. La nonne, silencieuse et tout de noir vêtue, semblait n’avoir pas bougé depuis le matin. Seul le léger frottement du chapelet qu’elle égrenait entre ses doigts montrait qu’elle était un être de chair et non une statue. Lorsque je lui demandai des nouvelles du malade, elle se borna à secouer la tête pour indiquer que c’était stationnaire.

Mrs. Berengeria venait ensuite sur ma liste. Je décidai que, pour le confort de tonte la maisonnée, mieux valait qu’elle fût sagement cloîtrée dans sa chambre avant mon départ. Tout en dirigeant mes pas vers le salon, où je la supposai encore occupée à communier avec les dieux, je réfléchis au meilleur moyen d’atteindre mon but. Une idée parfaitement méprisable et ignominieuse me vint à l’esprit. Oserai-je l’avouer ? Puisque je me suis engagée à être tout à fait honnête, permettez-moi de confesser, au risque d’encourir les foudres de mes lecteurs, que je me proposai d’utiliser le penchant de la dame pour l’alcool afin de l’enivrer jusqu’à l’hébétude. Ceux qui seraient tentés de me condamner, s’ils s’étaient trouvés dans ma situation et avaient vu l’épouvantable femme en action, se montreraient sans doute plus indulgents à l’égard de ce plan, j’en conviens, hautement répréhensible.

Grâce au ciel, la nécessité d’agir me fut épargnée. Lorsque j’atteignis la pièce en question, je constatai que Berengeria avait pris les devants. Le son caverneux de ses ronflements s’entendait de loin ; je compris ce qui s’était passé avant même de l’avoir vue vautrée sur le tapis, dans une posture aussi indécente que disgracieuse. Une bouteille de cognac, vide, gisait près de sa main droite.

Lady Baskerville se tenait près d’elle, et l’on ne m’accusera pas de malveillance je l’espère, si je rapporte que la dame avait levé l’une de ses mules délicates, comme si elle se préparait à donner un coup de pied. À mon entrée, elle se hâta de reprendre une attitude digne.

— Abominable ! s’exclama-t-elle, les yeux flamboyants. Madame Emerson, je vous demande instamment de faire disparaître de ma maison cette horrible femme. Il est d’une extrême cruauté de l’avoir amenée ici alors que je suis dans un lamentable état de nerfs, broyée par le chagrin…

— Permettez-moi de souligner, Lady Baskerville, que cette décision ne venait point de moi. Je partage pleinement votre opinion, mais nous pouvons difficilement la renvoyer à Louxor dans cet état. À propos, où a-t-elle trouvé ce cognac ? Je croyais que vous fermiez à clef l’armoire aux alcools.

— En effet. Sans doute aura-t-elle réussi à se procurer les clefs ; ces ivrognes sont d’une habileté inouïe quand il s’agit de satisfaire leur vice. D’ailleurs, quelle importance, Dieu du ciel ?

Elle porta ses blanches mains à sa poitrine et les tordit douloureusement.

— Je deviens folle, vous dis-je !

Son numéro théâtral m’apprit qu’elle avait un nouveau public, car elle me savait insensible à ces simagrées. Je ne fus donc pas surprise de voir entrer Vandergelt.

— Jésus, Marie, Joseph ! s’écria-t-il en considérant d’un air horrifié le tas répandu par terre. Depuis combien de temps est-elle ainsi ? Ma pauvre enfant…

Prenant la main que tendait vers lui Lady Baskerville, il l’étreignit tendrement dans les siennes.

— Nous devons l’emmener dans sa chambre et l’enfermer à double tour, déclarai-je. Prenez-la par les épaules, monsieur Vandergelt ; Lady Baskerville et moi, nous prendrons…

La belle dame exhala un cri plaintif.

— Vous vous gaussez, madame Emerson !

— Mrs. Emerson ne badine jamais avec ces choses-là, dit Vandergelt avec un sourire. Si nous refusons de l’aider, elle traînera toute seule cette femme par les pieds. Madame Emerson, je suggère que nous appelions à la rescousse un – voire deux ou trois – de nos domestiques. Il n’y a aucun espoir de camoufler l’état de cette pauvre créature, ni de sauvegarder sa réputation.

Cette affaire dûment réglée, j’allai ensuite à la cuisine pour prévenir Ahmed qu’Emerson et moi ne dînerions pas à la maison. Tandis que je cheminais, absorbée dans mes pensées, j’aperçus du coin de l’œil une silhouette mouvante entre les arbres. Un coin de tissu bleu pastel, genre gandoura égyptienne, m’apparut l’espace d’un éclair.

Peut-être était-ce l’un de nos hommes, mais le mouvement avait eu quelque chose de précipité et de furtif. J’agrippai donc fermement mon ombrelle et me lançai à la poursuite de l’ombre.

Depuis mon rendez-vous nocturne dans la loggia avec ce pauvre Arthur, j’avais pris la résolution de ne jamais m’aventurer au-dehors sans cet instrument d’une grande utilité. Certes, je n’en avais pas eu besoin ce soir-là, mais une urgence pouvait survenir à tout moment. J’avais par conséquent fixé l’ombrelle à ma ceinture, au moyen de l’un des crochets qui étaient fournis avec cet article d’habillement. Ce n’était pas toujours très pratique, car le manche avait une fâcheuse tendance à se glisser entre mes jambes, au risque de me faire trébucher. Néanmoins, je préférais encore m’égratigner les genoux plutôt que de me trouver sans défense en cas d’agression.

Je foulai sans bruit l’herbe tendre, me mettant à couvert quand je le pouvais. Dissimulée derrière un buisson épineux, j’avisai, dans le feuillage d’un autre buisson, la silhouette d’un homme en tenue indigène. Après avoir regardé autour de lui, d’une manière sournoise qui ne préjugeait rien de bon, il fila comme un serpent et franchit la porte d’un petit bâtiment, l’une de ces structures en briques où l’on remisait les outils. J’aperçus son visage tandis qu’il jetait un coup d’œil furtif par-dessus son épaule, et c’était assurément urne face de scélérat. Une cicatrice livide barrait sa joue avant de disparaître dans son épaisse barbe grisonnante.

En temps normal, la porte de la remise était cadenassée. Le but de l’homme était manifestement le vol, voire pis. Décidée à donner l’alerte, je me ravisai à la pensée qu’un cri avertirait le félon et favoriserait sa fuite. Je décidai donc de le capturer moi-même.

Je me jetai à plat ventre, dans le plus pur style Peau-Rouge, et m’avançai en rampant. J’attendis d’avoir atteint l’abri du mur pour me remettre debout.

Entendant des voix à l’intérieur de la cabane, je m’étonnai de l’impudence des voleurs. Ils étaient au minimum deux, à moins que le gredin balafré ne parlât tout seul. Ils conversaient en arabe, mais je ne pus saisir qu’un mot par-ci par-là.

Je pris une profonde inspiration et me ruai dans la cabane en faisant tournoyer mon ombrelle. J’entendis un grognement de douleur tandis que le manche en métal heurtait quelque chose de mou. Des mains m’agrippèrent. Tout en me débattant, je frappai derechef. Mon ombrelle me fut arrachée. Nullement impressionnée, je décochai un solide coup de pied dans le tibia de mon agresseur. J’étais sur le point d’appeler à l’aide quand une voix me pria de cesser. Une voix que je connaissais.

— Que faites-vous ici ? demandai-je, passablement essoufflée.

— Je pourrais faire écho à cette question, répondit Emerson sur le même mode. Mais à quoi bon ? Je sais que vous êtes douée d’ubiquité. Cela ne me trouble pas ; ce qui me désole, en revanche, c’est votre impétuosité. Je crois bien que vous m’avez cassé la jambe.

— Sornettes ! grondai-je en reprenant possession de mon ombrelle. Si vous condescendiez à m’informer de vos projets, ces malentendus fastidieux pourraient être évités, pour notre bénéfice commun. Qui est avec vous ?

— Permettez-moi de vous présenter Ali Hassan Abd er-Rassoul.

Emerson termina les présentations en arabe, me désignant comme son « épouse en chef, de haute naissance et de grande érudition » – ce qui eût été très flatteur s’il n’avait usé d’un ton si sarcastique. Ali Hassan, qui était blotti dans un coin, riboula des yeux et proféra une remarque extrêmement insultante. Je rétorquai sur-le-champ :

— Fils de chameau borgne et rejeton de chèvre crevée, retenez votre langue souillée de faire des commentaires sur ceux qui valent mieux que vous ! (Je vous livre là une traduction édulcorée, l’arabe d’origine étant bien trop imagé pour être restitué dans un anglais décent.)

Emerson amplifia abondamment cette déclaration et Ali Hassan se recroquevilla peureusement.

— J’avais oublié que l’honorable Sitt comprend notre langue, dit-il. Donnez-moi ma récompense et je m’en irai.

— Une récompense ? m’exclamai-je. Emerson, voulez-vous dire…

— Oui, mon honorable épouse en chef, c’est cela même. Ali Hassan m’a fait parvenir un message par l’un des domestiques pour me fixer rendez-vous ici. J’ignore pourquoi il ne s’est pas présenté à la maison et, franchement, je n’en ai cure. Toujours est-il qu’il affirme avoir retrouvé Armadale. Bien entendu, je n’ai pas l’intention de le payer avant d’avoir la preuve de ses dires.

— Où est Armadale ?

— Dans une grotte, dans les montagnes. J’attendis qu’il poursuivît, mais il se tut. Comme le silence se prolongeait, un frisson de compréhension me parcourut toute.

— Il est mort.

— Oui, dit Emerson avec gravité. Et, à en croire Ali Hassan, il est mort depuis un certain temps.

La malédiction des pharaons
titlepage.xhtml
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-02]La malediction des pharaons(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html